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zigzags d'une doctrine qui « se développe », c'est-à-dire qui se perd, se retrouve, et se corrige indéfiniment elle-même. Dégageons-nous de cette complication, remontons vers l'intuition simple ou tout au moins vers l'image qui la traduit : du même coup nous voyons la doctrine s'affranchir des conditions de temps et de lieu dont elle semblait dépendre. Sans doute les problèmes dont le philosophe s'est occupé sont les problèmes qui se posaient de son temps ; la science qu'il a utilisée ou critiquée était la science de son temps ; dans les théories qu'il expose on pourra même retrouver, si on les y cherche, les idées de ses contemporains et de ses devan- ciers. Comment en serait-il autrement ? Pour faire comprendre le nouveau, force est bien de l'exprimer en fonction de l'ancien ; et les problèmes déjà posés, les solutions qu'on en avait fournies, la philosophie et la science du temps où il a vécu, ont été pour chaque grand penseur, la matière dont il était obligé de se servir pour donner une forme concrète à sa pensée. Sans compter qu'il est de tradition, depuis l'antiquité, de présenter toute philosophie comme Henri Bergson, La pensée et le mouvant Essais et conférences. 69 un système complet, qui embrasse tout ce que l'on connaît. Mais ce serait se tromper étrangement que de prendre pour un élément constitutif de la doctrine ce qui n'en fut que le moyen d'expression. Telle est la première erreur à laquelle nous nous exposons, comme je le disais tout à l'heure, quand nous abordons l'étude d'un système. Tant de ressemblances partielles nous frappent, tant de rapprochements nous paraissent s'imposer, des appels si nombreux, si pressants, sont lancés de toutes parts à notre ingéniosité et à notre érudition, que nous sommes tentés de recomposer la pensée du maître avec des frag- ments d'idées pris çà et là, quittes à le louer ensuite d'avoir su comme nous venons de nous en montrer capables nous-mêmes exécuter un joli travail de mosaïque. Mais l'illusion ne dure guère, car nous nous apercevons bientôt que, là même où le philosophe semble répéter des choses déjà dites, il les pense à sa manière. Nous renonçons alors à recomposer ; mais c'est pour glisser, le plus souvent, vers une nouvelle illusion, moins grave sans doute que la première, mais plus tenace qu'elle. Volontiers nous nous figurons la doctrine même si c'est celle d'un maître comme issue des philosophies antérieures et comme représentant « un moment d'une évolution ». Certes, nous n'avons plus tout à fait tort, car une philosophie ressemble plutôt à un organisme qu'à un assemblage, et il vaut encore mieux parler ici d'évolution que de composition. Mais cette nouvelle comparaison, outre qu elle attribue à l'histoire de la pensée plus de continuité qu il ne s'en trouve réellement, a l'inconvénient de maintenir notre attention fixée sur la complication extérieure du système et sur ce qu'il peut avoir de prévisible dans sa forme superficielle, au lieu de nous inviter à toucher du doigt la nouveauté et la simplicité du fond. Un philosophe digne de ce nom n'a jamais dit qu'une seule chose : encore a-t-il plutôt cherché à la dire qu'il ne l'a dite véritablement. Et il n'a dit qu'une seule chose parce qu'il n'a su qu'un seul point : encore fut-ce moins une vision qu'un contact ; ce contact a fourni une impulsion, cette impulsion un mouvement, et si ce mouvement, qui est comme un certain tourbillonnement d'une certaine forme particulière, ne se rend visible à nos yeux que par ce qu'il a ramassé sur sa route, il n'en est pas moins vrai que d'autres poussières auraient aussi bien pu être soulevées et que c'eût été encore le même tourbillon. Ainsi, une pensée qui apporte quelque chose de nouveau dans le monde est bien obligée de se manifester à travers les idées toutes faites qu'elle rencontre devant elle et qu'elle entraîne dans son mouvement ; elle apparaît ainsi comme relative à l'époque où le philosophe a vécu ; mais ce n'est souvent qu'une apparence. Le philosophe eût pu venir plusieurs siècles plus tôt ; il aurait eu affaire à une autre philosophie et à une autre science ; il se fût posé d'autres problèmes ; il se serait exprimé par d'autres formules ; pas un chapitre, peut-être, des livres qu'il a écrits n'eût été ce qu'il est ; et pourtant il eût dit la même chose. Permettez-moi de choisir un exemple. Je fais appel à vos souvenirs pro- fessionnels : je vais, si vous le voulez bien, évoquer quelques-uns des miens. Professeur au Collège de France, je consacre un de mes deux cours, tous les ans, à l'histoire de la philosophie. C'est ainsi que j'ai pu, pendant plusieurs années consécutives, pratiquer longuement sur Berkeley, puis sur Spinoza, l'expérience que je viens de décrire. Je laisserai de côté Spinoza ; il nous entraînerait trop loin. Et pourtant je ne connais rien de plus instructif que le contraste entre la forme et le fond d'un livre comme l Éthique : d'un côté ces choses énormes qui s'appellent la Substance, l'Attribut et le Mode, et le formidable attirail des théorèmes avec l'enchevêtrement des définitions, corol- laires et scolies, et cette complication de machinerie et cette puissance Henri Bergson, La pensée et le mouvant Essais et conférences. 70 d'écrasement qui font que le débutant, en présence de l'Éthique, est frappé d'admiration et de terreur comme devant un cuirassé du type Dreadnought ; de l'autre, quelque chose de subtil, de très léger et de presque aérien, qui fuit quand on s'en approche, mais qu'on ne peut regarder, même de loin, sans devenir incapable de s'attacher à quoi que ce soit du reste, même à ce qui passe pour capital, même à la distinction entre la Substance et l'Attribut, même à la dualité de la Pensée et de l'Étendue. C'est, derrière la lourde masse des concepts apparentés au cartésianisme et à l'aristotélisme, l'intuition qui fut celle de Spinoza, intuition qu'aucune formule, si simple soit-elle, ne sera assez simple pour exprimer. Disons, pour nous contenter d'une approximation, que c'est le sentiment d'une coïncidence entre l'acte par lequel notre esprit connaît parfaitement la vérité et l'opération par laquelle Dieu l'engendre, l'idée que la « conversion » des Alexandrins, quand elle devient complète, ne fait plus qu'un avec leur « procession », et que lorsque l'homme, sorti de la divinité, arrive à rentrer en elle, il n'aperçoit plus qu'un mouvement unique là où il avait vu d'abord les deux mouvements inverses d'aller et de retour, l'expé- rience morale se chargeant ici de résoudre une contradiction logique et de faire, par une brusque suppression du Temps, que le retour soit un aller. Plus nous remontons vers cette intuition originelle, mieux nous comprenons que, si Spinoza avait vécu avant Descartes, il aurait sans doute écrit autre chose que ce qu'il a écrit, mais que, Spinoza vivant et écrivant, nous étions sûrs d'avoir le spinozisme tout de même. J'arrive à Berkeley, et puisque c'est lui que je prends comme exemple, vous ne trouverez pas mauvais que je l'analyse en détail : la brièveté ne s'obtiendrait ici qu'aux dépens de la rigueur. Il suffit de jeter un coup d'Sil sur l'Suvre de Berkeley pour la voir, comme d'elle-même, se résumer en quatre thèses fondamentales. La première, qui définit un certain idéalisme et à laquelle se rattache la nouvelle théorie de la vision (quoique le philosophe ait jugé prudent de présenter celle-ci comme indépendante) se formulerait ainsi : « la matière est un ensemble d'idées ». La seconde consiste à prétendre que les idées abstraites et générales se réduisent à des mots : c'est du nominalisme. La troisième affirme la réalité des esprits et les caractérise par la volonté : disons que c'est du spiritualisme et du volontarisme. La dernière enfin, que nous pourrions appeler du théisme, pose l'existence de Dieu en se fondant principa-
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